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Tutelles

Axe 3 - Innovations sociales et intelligence collective

Les « dynamiques de terroir Â» sont censées permettre l’émergence de modèles de développement basés non plus sur une logique a-territoriale de compétition et de spécialisation, mais, au contraire, sur un redéploiement des activités productives visant à une consolidation de l’identité des territoires. Ces dynamiques devraient impliquer des relations de coopération entre acteurs, un partage des savoirs, une responsabilisation du collectif, une refonte des liens entre producteurs et consommateurs. Nos recherches ont montré que les politiques de terroir lancées au Maroc ne semblent pas aller totalement dans ce sens. Qui plus est, ces politiques mettent en place de nouvelles instances de gouvernance locale des ressources et des territoires entrent souvent en concurrence avec les organisations traditionnelles, en particulier celles qui gèrent les communs. Cependant, nous avons aussi observé que la conjonction entre l’appui public à la formation d’associations locales, l’arrivée de nouveaux acteurs sur les territoires, la valeur d’exemple des premiers projets de terroir, et les apprentissages de proche en proche que ces projets ont pu engendrer, suscitent des réorganisations de tout genre. Les innovations locales ascendantes autour de la valorisation des spécificités locales et du tourisme rural (agro-écologie, coopératives et associations, festivals, etc.) se multiplient, et certaines contestations des dispositifs mis en place par la puissance publique apparaissent au grand jour. Ces innovations montrent une réappropriation des orientations des politiques de terroir par les collectifs locaux, qui les redessinent à la mesure de leurs objectifs. Constituent-elles les prémices d’un basculement vers de nouvelles manières d’habiter le rural, de produire, et de mobiliser « le local » ?

Ces innovations (sociales, territoriales, institutionnelles, en termes d’échanges entre villes et campagnes, d’économie circulaire en lien avec la gestion des ressources, etc.) peuvent être pensées dans le contexte d’un « désalignement Â» entre société civile, pouvoirs publics et marché, comme dans celui d’une prise en main par le local de ce qui est mis en place par l’État. Ces innovations recouvrent différents domaines, et réinterrogent les frontières (ou les rapports) entre champs social, technique et économique. Nous souhaitons les aborder à travers les processus engagés et pas uniquement à travers les objets eux-mêmes, en nous intéressant aussi bien aux « success stories Â»qu’aux situations d’échec. Nous proposons de comprendre comment elles (ré)interrogent l’économique, le social, le politique, le lien au territoire. Pour cela, nous nous intéresserons :

  • aux acteurs des innovations : depuis l’État et ses institutions, qui imposent un caractère instituant de l’innovation (notamment de nouvelles règles et de nouveaux dispositifs d’action, de production ou d’organisation sociale de la production), aux experts (coopération internationale, agents « Ã©trangers Â», bureaux d’études), qui procèdent par prescription, et aux collectifs (communautés locales, associations et ONG) capables d’autonomie et qui ont aussi un pouvoir instituant ;
  • aux formes de l'innovation: spontanées, induites par les politiques publiques ou le marché, collectives ou individuelles, vécues en termes de rupture et d’opposition ou de négociation, descendantes ou ascendantes ;
  • aux processus de l'innovation : s’agit-il de la résurgence ou de la contestation de formes anciennes ? S’agit-il d’innover par rapport aux politiques publiques, avec ou contre ces dernières ? Quelles formes d’action collective, quelles tensions et quels clivages accompagnent ces processus d’innovation ?

Plusieurs thèmes seront privilégiés.

  • Le caractère collectif versus individuel de l’innovation (en lien avec les mobilités). L’innovation a souvent été analysée comme une action individuelle isolée, apparentée à l’invention (souvent technique), et plus rarement comme une action collective de nature essentiellement sociale. Dans les dynamiques de terroir, elle mobilise des initiatives individuelles, liées à des entrepreneurs ou à des personnes occupant des positions de pouvoir, mais elle implique aussi la co-création de nouvelles normes (techniques, productives, sociales, organisationnelles) selon un processus négociation entre différents acteurs. Quel est le poids de ces deux moteurs de l’innovation dans les processus observés ? Nous porterons une attention particulière aux  dynamiques collectives, en prenant en compte la diversité des acteurs en présence (groupes autoproclamés, organisations formelles, institutions coutumières comme les Jmâa, panel d’experts ou facilitateurs), avec une question centrale : la négociation collective est-elle vraiment possible lorsque les acteurs en présence se trouvent dans des situations de forte asymétrie de pouvoir ? Nous nous intéresserons aussi à la diversité des espaces de négociation, d’incertitude et de controverse, ainsi qu’à celle des trajectoires des dispositifs innovants. Celles-ci peuvent être guidées par un mouvement de « rationalisation Â» impulsé par les services publics, par des orientations et directives techniques d’experts, ou par les attentes des collectifs locaux en matière de pouvoir d’achat, de justice sociale ou d’accès aux ressources.
  • L’interaction complexe entre les innovations « descendantes Â» et « ascendantes Â». Les innovations descendantes (politiques de terroir et dispositifs de valorisation qui les accompagnent, généralisation des coopératives et des GIE, actions génératrices de revenus, régionalisation...) peuvent être vues comme une forme d’ingénierie sociale. Jusqu’à présent, en tous cas dans le contexte marocain, l’État avait du mal à accepter les innovations ascendantes. Cependant ces dernières se multiplient. Comment va évoluer la reconnaissance, la validation, éventuellement la sélection, par l’État, de ces initiatives ascendantes ? Quel rôle ces initiatives jouent-elles dans la prise de conscience, de la part des populations, de leur « droit de contestation Â» par rapport aux pouvoirs établis (régionaux, locaux) ? Reprennent-elles les modèles techniques et sociaux proposés par l’État ou, sinon, en quoi en diffèrent-elles ? En d’autres termes, indiquent-elles une réappropriation, un détournement, ou une totale réinvention des dispositifs imposés (signes de qualité, foires, coopératives, etc.) ?
  • Les biens communs. Les formes du commun sont traitées différemment par le pouvoir central et par le local. Les politiques de terroir mettent en place des coopératives pour la transformation et la commercialisation des produits, mais tendent à promouvoir l’appropriation et l’utilisation individuelle des ressources (l’eau, le foncier agricole, les parcours). En ce sens, elles affaiblissent les communs traditionnels, qui se manifestent le plus souvent par une gestion collective (au moins partielle) des ressources productives. Or, il a été montré que les modes de gestion des biens communs peuvent resurgir quand ils sont menacés et réorganiser les règles, la production, le partage des bénéfices et des pertes. Comment le commun se déplace-t-il aujourd’hui : au niveau des ressources, des objets, des instances de gestion ou de l’organisation sociale de la production ? Comment les formes anciennes de gouvernance sont-elles détruites et ré-émergent-elles ? Quel lien entre les modalités anciennes de gestion du collectif (les agdals au Maroc par exemple) et les nouvelles formes (par exemple les AMAP), inspirées d’innovations développées au Nord ? Comment les visions traditionnelles se fécondent-elles avec ce qui vient d’ailleurs ?
  • Les catégories « délaissées Â» (femme, jeunes), avec un accent sur le genre : les femmes sont les cibles privilégiées de l’ingénierie sociale descendante. Mais la mise en avant des femmes s’exprime plus au niveau de la transformation des produits (exemple des coopératives, pour la plupart féminines) qu’à celui de la gestion des ressources (qui reste essentiellement masculine). Cette ingénierie donne-t-elle réellement plus de pouvoir aux femmes ? Si oui, dans quels domaines : économique, social, politique ? Quel est l’impact de la « féminisation Â» des campagnes liée à l’exode rural, mais aussi de l’éducation ou du retard de l’âge du mariage ? Y a-t-il des mouvements autonomes « féminins Â» ? Dans le même ordre d’idée on s’arrêtera sur les formes de mobilisations de femmes qui, tel le mouvement des soulaliyates, revendiquent le droit de bénéficier des terres collectives au même titre que les hommes de leur collectivité, et ce en tant que descendantes des tribus possédant un droit de jouissance sur ces terres. Plus que la mobilisation elle mêmes, ce sont les effets de ces actions collectives sur les modifications des rapports de genre d’un côté et les relations entre centre et périphérie de l’autre qui nous intéressent.
  • Vers des « identités de métier Â» ?  Pour acquérir une dimension sociale significative, l’innovation doit être portée par des groupes et comporter une dimension identitaire. Ces deux critères sont aussi importants pour l’incorporation de l’innovation dans les systèmes productifs et territoriaux locaux. Les stratégies de terroir mises en place par l’État, qui tendent vers une professionnalisation des producteurs et des transformateurs, entrainent d’importants changements au niveau des métiers et des sociabilités professionnelles. Elles invitent au passage d’une agriculture familiale, dans laquelle les activités sont peu différenciées, à une organisation en filières de production qui spécialise les activités. Elles incorporent également une stratégie de formation qui met en valeur certains savoirs productifs aux dépens d’autres. Ce processus opère par une sélection de séquences, de processus techniques, et les requalifie selon une nouvelle appréciation. Comment ces stratégies de spécialisation / professionnalisation sont-elles acceptées, incorporées ou hybridées au niveau des sociétés rurales ? Ne vont-elles pas induire une partition entre des agriculteurs familiaux polyvalents et des « spécialistes Â» (éleveurs, apiculteurs, horticulteurs, transformateurs, commerçants...), introduisant de ce fait une fracture importante dans les sociétés locales ? Comment vont se définir les nouvelles « identités de métier Â» de ces spécialistes ? Quel sera leur impact sur les autres registres de la production et de la vie sociale locale (valeurs, savoirs naturalistes, identité territoriale, etc.) ?