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Séminaire permanent du LMI

Les intérieurs du Maroc

Organisations sociales, configurations territoriales et gestion des ressources rurales : entre permanences et adaptations.

 

Argumentaire scientifique - Mohammed Aderghal, Romain Simenel

Le séminaire « Les Intérieurs du Maroc Â» propose de revisiter la diversité des cas d’études anthropologiques et géo-historiques relatifs aux rapports des sociétés rurales marocaines au pouvoir central dans la variation des configurations territoriales et des modes de gestion des ressources qu’ils ont suscitée. Les rapports des sociétés rurales à l’État ont toujours été régis par la double dimension politique et religieuse, et guidés par deux conceptions à priori antinomiques du pouvoir : l’une portée par les tribus, centrée sur des territoires plus ou moins autonomes et segmentés, l’autre, consistant en un centralisme étatique ayant pris sa forme finale avec l’avènement du Protectorat. Dans le monde rural marocain, des structures héritées des périodes précoloniales perdurent sous certaines formes même en milieu urbain et continuent à être mobilisées pour des raisons de politique locale et/ou nationale. Ces structures sont même réutilisées et servent de socle à de nouvelles formes d’organisations sociopolitiques (association ou parti politique). Ce constat donne toute sa pertinence à un retour sur les travaux de recherche ayant contribué, à partir de matériaux disparates (historiographie, écrits coloniaux, archives royales ou familiales, enquêtes ethnographiques etc.), à la construction d’un discours parfois divergent sur les organisations sociales et les territoires dans leur évolution au Maroc.

Pour les anthropologues, le territoire a, dans le Maroc rural, une valeur hautement structurante sur la société : la segmentarité des groupes se lit dans le territoire grâce au découpage en segments spatiaux symétriques dissociant les différents niveaux d’organisation sociale (confédération, tribu, fraction, douar, lignage). Un tel ancrage territorial du système social surdétermine la territorialité par rapport à la filiation dans l’identité des individus et des groupes. Pour les géographes et les historiens, le territoire au Maroc est défini comme particulièrement mouvant suite aux nombreux mouvements migratoires des populations nomades qui l’ont sillonné par le passé. Non seulement l’histoire du Maroc se caractérise par les incessants mouvements du néolithique jusqu’au 19e siècle de groupes venus de l’Est et du Sud vers l’Ouest et le Nord, mais de surcroît l’organisation sociale et politique des tribus génère une circulation individuelle, notamment des hommes. Celle-ci et la perméabilité des structures lignagères ont toujours été associées à la pratique courante de l’exil d’individus masculins entre tribus. Si l’exil était une pratique partagée par de nombreuses tribus, l’intégration d’étrangers, pour la plupart bannis, permettait aussi la reproduction des lignages dans des situations démographiques, de parenté et d’héritage, délicates. Ainsi, malgré l’existence de structures territoriales bien délimitées et rémanentes, la composante humaine et démographique des tribus n’a cessé d’évoluer, à tel point que la composante ethnique de certaines n’a plus rien en commun avec celle d’origine. Le territoire n’est pas défini dans un rapport entre la matérialité d’un espace et la nature d’un peuplement mais s’inscrit dans un champ de représentations faisant plus référence à des lieux mythiques qu’ancestraux, prégnants dans le paysage et véhiculés par la tradition orale. Les noms des tribus eux mêmes n’ont pas de consistance en ce qui concerne la continuité d’occupation du sol par un même peuplement. Par exemple, les Zemmour et les Zaïan du temps de Moulay Ismail ne sont pas ceux du 21e siècle. Les groupes s’enrichissent d’éléments nouveaux et s’appauvrissent en perdant leurs familles souches, mais leurs noms persistent.

Dans ces conditions, il est légitime de se demander si c’est le groupe qui donne au territoire son aspect tribal ou bien l’inverse, voire les deux dans un processus historique sur le temps long ? Quelle est la nature de ces territoires ruraux en permanence traversés, investis et réoccupés, au peuplement sans cesse renouvelé et paradoxalement si densément marqués par la toponymie et délimités par des frontières immuables ? Et où placer l’intervention de l’État dans ces territoires dotés d’une composante mouvante, peuplement et structures lignagères, et d’une autre structurante, organisation sociopolitique. Cette question se pose d’autant plus aujourd’hui, car, entre domination politique et régulation par la négociation, la société rurale et ses territoires se trouve dans un contexte mouvant de relation à l’État et aux acteurs du développement où elle peut exprimer la diversité des structures et des stratégies qui la constitue.

Dans leur trajectoire historique, les sociétés rurales marocaines ont aussi été traversées par des événements perturbant la continuité et le cours normal des institutions politiques, économiques et religieuses, ayant mis à l’épreuve leur capacité d’adaptation : catastrophes naturelles, épidémies, crises économiques et conflits. Ces événements, tant endogènes qu’exogènes, constituent aussi des ferments de transformations, voire de mutations qu’on peut appréhender à différentes échelles de la vie sociale, de la famille à la nation, en passant par des niveaux intermédiaires voire articulatoires, comme la tribu. La question est donc d’analyser ces mécanismes d’adaptations, et les réponses apportées tant par les sociétés rurales que par l’État central pour favoriser le dépassement de ces crises, et assurer, sous de nouvelles formes, la reproduction du système sans lui faire perdre l'équilibre relationnel entre pouvoir local et pouvoir central ? Est-il possible de parler de variantes régionales de ces réponses ? Entre le Maroc méridional, du nord et le Maroc central, la recherche a mis en évidence des différences dans les formes de ces rapports, sans pour autant remettre en question les fondements qui régissent les rapports entre communautés rurales et Etat central. Pouvons-nous relever une correspondance entre les discours produits sur la société rurale marocaine et les réalités en cours ? Les paradigmes mobilisés pour appréhender changement et permanence permettent–ils de comprendre les nouvelles dynamiques de développement auxquelles sont confrontées les sociétés rurales ? 

Si les conditions dans lesquelles ont émergé les configurations territoriales du monde rural marocain renvoient à des cycles de violence, de conflits, de négociations et de compromis, les stratégies de domination de la périphérie, composée d'un archipel de tribu, par un centre au pouvoir renforcé depuis l'avènement du Protectorat, n'étaient pas seulement déterminées par des considérations politiques. Elles relèvent aussi d’une « négociation des représentations Â» autour des pratiques religieuses et de la gestion des ressources. Deux domaines d'ailleurs d’où l’État moderne, depuis le protectorat, tire sa légitimité d’action pour continuer à gérer la périphérie selon des normes qui font aussi référence à la « tradition Â». En s’imprégnant des réalités locales, l’État a permis à certaines structures locales (tribu, saint, zaouïa, confrérie) de se reproduire sans risque de heurts avec les structures qui consacrent la modernité du système (société civile, partis politiques, syndicats, etc..).

Entre le tout résilient ou le tout soumis, de nombreux exemples d’innovations et d’adaptations permettent de surmonter la dualité société rurale/État. L’exemple de l’agdal (système de mise en défens des ressources) réutilisé dans un cadre associatif, et celui de l’évolution des moussem (marché et pèlerinage organisé au nom d’un saint) aujourd’hui plus tournés vers le retour des émigrés que vers des préoccupations agricoles, prouvent que la société rurale marocaine s’inscrit dans une dynamique adaptative différente selon les régions, qui s’appuie sur des leviers tant traditionnels, civils qu’étatiques. Le projet de société ne se dessine pas que d'en haut, ni que d’en bas, et la participation de la société rurale à ce projet de société ne se résume pas qu'à la résistance, la résilience ou la soumission. Les sociétés rurales font plus que de la résilience des formes d'organisation communautaire de l'accès à la ressource comme beaucoup les en restreignent, elles ont aussi en retour un effet performatif sur les actions de l’État. Il faudra interroger les biais par lesquels la société rurale influence et impose ses spécificités aux politiques publiques. Ainsi, en argumentant trop en faveur de la permanence des structures traditionnelles, on passe à côté de la capacité adaptative de l’État à intégrer leurs logiques. Mais en adoptant trop l’angle de l’action de l’État, on passe à côté de l’ingéniosité de la société rurale marocaine à contourner les politiques publiques voire à les manipuler par la création de structures adaptatives.

La diversité des réalités des intérieurs du Maroc, mise au jour selon des paradigmes différents par les sciences humaines et sociales au cours de ces dernières décennies, peut elle être aujourd’hui réconciliable dans un débat ouvert sur la compréhension des relations entre communautés rurales et État à partir du prisme de la gestion des ressources naturelles et de l’organisation des territoires ? L’objectif de ce séminaire est d’inviter les chercheurs à une telle réflexion.

Le Séminaire propose sur une durée de 4 ans, de dresser un historique et un atlas des formes de structures sociales et territoriales des sociétés rurales, régions par régions, et de leur évolution par rapport au contexte politique, afin de jeter un regard neuf sur « les Intérieurs du Maroc Â». Avec comme leitmotiv une triple priorité à tenir : 1 ) Revoir les faits sociopolitiques et territoriaux qui caractérisent l’action publique de l’État dans le milieu rural avant et depuis le protectorat  2 ) Évaluer leur impact en termes d’organisation sociale et de vécu des communautés rurales, et identifier les formes d’expression de l’adaptation par le politique, l’économique et le culturel 3 ) Élaborer une approche anthropologique, sociologique et politique permettant de donner du sens à la diversité des cas.

Le Séminaire Général (SG) du Laboratoire Mixte International Mediter, en direction d’un public universitaire, est conçu comme une plateforme de connaissances des spécificités des régions marocaines et s’inscrit dans une optique de sensibilisation et d’échanges entre de jeunes chercheurs et des chercheurs plus « expérimentés Â».